Wikipédia : entretien avec Lionel Barbe

«Wikipédia a démontré qu’un projet collaboratif ou participatif doit d’abord appartenir à ses utilisateurs et assumer qu’il prendra des directions qui n'ont pas forcément été prévues au départ.»

Dans cet entretien que Lionel Barbe a accordé au Culture Media Lab, il présente la recherche qu’il mène sur Wikipedia, autour des pratiques permises par l’encyclopédie, de ses utilisateurs et de la manière dont ils collaborent pour améliorer encore l’outil.

Pour revenir à la genèse de vos travaux, comment l’idée de travailler autour de Wikipédia a-t-elle émergé ?

C’était entre 2002 et 2004, je travaillais sur ma thèse et j’étudiais les médias participatifs sur le Web. J’ai découvert que Wikipédia proposait un outil à la fois extrêmement simple et efficace, qui permettait une publication instantanée des contenus. À l’époque, tous les systèmes étaient basés sur un principe de validation pré-publication du contenu. Wikipédia proposait l’inverse, une publication instantanée et une vérification a posteriori qui ne pouvait fonctionner qu’avec ce nouvel outil, le Wiki parce qu’il permettait de suivre en temps réel tous les changements et de revenir en arrière, le « reverse », en un clic. Cela m’a semblé génial et je me suis mis également à étudier la dynamique communautaire sur Wikipédia pour comprendre comment les internautes s’appropriaient cet outil.

En quoi cette plateforme revêt des éléments qui permettent de comprendre, définir, une partie des pratiques participatives à l’œuvre en ligne aujourd’hui ?

Au début des années 2000, les pratiques participatives sont balbutiantes, de nombreux sites de journalisme en ligne s’y essaient, mais peu réussissent à créer un modèle pérenne. On s’apercevait au final que les plus gros participants étaient eux-mêmes des journalistes ou des communicants professionnels, la mission d’ouverture ne semblait pas atteinte. Wikipédia a démontré qu’une communauté forte pouvait se surveiller elle-même, c’est à dire qu’on pouvait pousser beaucoup plus loin les aspects participatifs en confiant la gestion du système aux utilisateurs eux-mêmes, sans avoir recours à des professionnels qui chapotent le média et cherchent à lui insuffler une direction pré-établie. Il y a une notion de confiance incroyablement risquée et à la fois ambitieuse dans Wikipédia. Pour faire simple, on vous refile le bébé en disant : c’est à vous, faites-en ce que vous voulez, le pire ou le meilleur. Et au final, contre toute attente, on a eu le meilleur, parce que les internautes s’en sont emparés, ils ont senti cette liberté et ont été capables de se responsabiliser collectivement, sans autorité centralisatrice. C’est intéressant, car j’ai étudié plus tard les initiatives participatives en politique, consistant par exemple à demander aux militants de proposer des mesures nouvelles, de participer à un programme, etc.. Et il se passe exactement l’inverse, les meilleurs éléments s’en vont et la dynamique s’éteint rapidement. Pourquoi ? Parce que les politiques n’ont pas confiance en leurs militants, ils veulent toujours tout contrôler, tout borner. C’est la meilleure façon de dégoûter les vocations et de faire d’un bon projet au départ une coquille vide. Wikipédia a donc démontré qu’un projet collaboratif ou participatif doit d’abord appartenir à ses utilisateurs, qu’il faut leur en donner la gouvernance une fois le projet lancé et assumer qu’il prendra des directions que nous n’avons pas forcément prévues au départ.

Comment cette « encyclopédie d’usage », que vous qualifiez d’« encyclopédie augmentée » s’est-elle faite une place dans le travail des chercheurs et chercheuses ?

D’abord, Wikipédia a permis de réaliser une des promesses initiales d’Internet, celle de la décentralisation des activités humaines. Bien sûr, cela existait déjà chez les programmeurs, les hackers, dans des communautés comme l’Internet Society, mais cela ne touchait pas encore le grand public. Cette dimension décentralisatrice, peu l’avaient perçue au départ dans les communautés de chercheurs en France. Mais c’est une lame de fond fondamentale, qui va de TCP/IP à la blockchain, en passant par Wikipédia, et c’est pourquoi j’en ai fait mon sujet principal de recherche. Ensuite, Wikipédia traite des savoirs communs de l’humanité, un sujet forcément central pour les sciences de l’information, les sciences des bibliothèques, de l’éducation, et plus généralement pour l’ensemble des sciences humaines et sociales. Enfin, les enjeux de big data, d’intelligence artificielle et de traitement automatisé des langues sont forcément gigantesques autour de Wikipédia.

Il faut dire également que dès le départ certains chercheurs particulièrement arc-boutés sur l’académisme et qui tenaient parfois des positions prestigieuses, ont adoré détester Wikipédia. Ils ne supportaient pas que le monopole de la gestion des savoirs leur échappe. Ils étaient culturellement technophobes, et en raison de leurs positions historiquement dominantes, attachés aux systèmes fortement hiérarchisés. Forcément, leurs critiques ont produit l’effet inverse de celui escompté, l’intérêt pour Wikipédia en tant qu’objet de recherche s’est accru, et d’autres chercheurs s’en sont emparés pour démontrer au contraire l’efficience de ce modèle nouveau, en particulier à l’international, car en France on a mis du temps à reconnaître toutes les dimensions de l’encyclopédie libre.

Le livre de 2015 visait à analyser la pratique de Wikipédia par les chercheurs, le second se définit plus comme un guide. Quelle évolution avez-vous voulu marquer face à l’objet étudié et utilisé ?

C’est surtout une évolution des enjeux autour de l’encyclopédie que nous avons voulu marquer. En 2015, Wikipédia était devenu un objet de recherche suffisamment transversal et significatif pour que nous puissions en faire le sujet d’un colloque et d’un premier volume, « Wikipédia, objet scientifique non identifié », qui je pense est devenu une référence dans le domaine. Nos douze contributeurs, venant de différentes disciplines en sciences humaines, ont permis d’avoir une vision à la fois globale et fine des enjeux de recherche autour de Wikipédia. À l’époque, nous étions quelques enseignants à utiliser Wikipédia en cours mais cela restait marginal et le secondaire restait hermétique à Wikipédia notamment du fait des polémiques. Mais aujourd’hui, à l’heure des fake news et des réseaux sociaux, l’image de l’encyclopédie s’est inversée, de paria, Wikipédia est devenu une référence du domaine des savoirs. Même les très sérieux décodeurs du groupe Le Monde s’y intéressent et l’utilisent pour trouver des sources fiables.

Le second volume est donc centré sur les questions de médiation des savoirs. En effet nous avons constaté un déficit dans les usages de Wikipédia en tant qu’outil de médiation et de transmission, alors que le potentiel est important. Nous souhaitions donc réunir les contributions d’enseignants et de chercheurs ayant travaillé sur la question ou mené des ateliers, des cours, utilisant l’encyclopédie libre. La question de l’innovation est forcément transversale dans le volume, car la nature de Wikipédia induit souvent de nouveaux modes d’apprentissages, plus collaboratifs, dans lesquels l’enseignant est davantage un passeur de science qu’un puits de science.

Quelles évolutions peut-on attendre en ce qui concerne les usages de l’encyclopédie ? Wikipédia est-il devenu parfaitement légitime dans le monde des savoirs ?

Wikipédia a désormais une place incontestable dans le monde des savoirs, et les études ont démontré que sa fiabilité est globalement bonne, bien meilleure qu’un grand nombre de sources d’informations sur le Web, ce qui en fait donc une référence. Mais on est loin de la perfection, et les critiques constructives sont en général bien reçues par les Wikipédiens qui s’efforcent de renforcer l’efficience du système collaboratif d’édition et de surveillance des contenus au fur et à mesure. C’est donc un objet qui se perfectionne constamment et qui réagit très rapidement dès qu’un problème est détecté grâce à sa communauté très active et nombreuse et aux outils informatiques très efficaces qui sont à disposition des Wikipédiens. D’ailleurs, par l’intermédiaire de la base de données Wikidata qui structure une partie des informations de l’encyclopédie, on retrouve aujourd’hui des informations de Wikipédia sur les sites de nombreuses institutions, dans les résultats de Google, etc. C’est important, car cela signifie que Wikipédia a un rôle important à jouer dans le big data avec des impacts à venir dans le domaine de l’intelligence artificielle qui utilisera ces données.

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Notes

À noter : les deux volumes « Wikipédia objet scientifique non identifié » et « Wikipédia, objet de médiation et de transmission des connaissances », sont disponibles en version intégrale en ligne sur OpenEdition.org :

Wikipédia objet scientifique non identifié

Wikipédia, objet de médiation et de transmission des connaissances