Entretien avec Sheenagh Pietrobruno

«La miniature est un motif incontournable dans la diffusion vidéo et le partage des contenus du patrimoine culturel»

Cet entretien a eu lieu le 1er juin 2023 à Paris. La professeure Sheenagh Pietrobruno, bénéficiaire d’un Fonds de relance de la rectrice de l’Université Saint-Paul, associée à l’Université d’Ottawa, dont la recherche est soutenue par le Dicen-IDF, y évoque ses sujets de recherche, leur évolution et la pratique du digital heritage, dont elle est l’une des pionnières. Trois documents ont été utilisés pour préparer cette discussion : une première recherche sur les stéréoscopes, apparus à la fin du 19e siècle, qui permettaient de voir en miniature des monuments et des lieux emblématiques du monde entier. Sheenagh Pietrobruno examine leur réception et l’usage qui en a été fait. (Le stéréoscope et la miniature). Le second document, fruit d’une recherche sur une communauté de derviches en Turquie, qui permet aux femmes de participer aux cérémonies publiques de derviches aux côtés des hommes, met en évidence la manière dont YouTube permet à ces pratiques, grâce à la participation populaire, de rivaliser avec le récit promu par l’UNESCO et l’État turc, qui mettent en avant une pratique exclusivement masculine. Il s’agit d’un prolongement de l’intérêt de la chercheuse pour la culture de la danse et sa diffusion en ligne. La dernière, qui est aussi la plus récente, montre comment le Musée Historique Suédois tente de contrer l’image stéréotypée des Vikings, qui prévaut en ligne à travers des présentations caricaturales qui véhiculent parfois une idéologie masculiniste.

Elie Petit : Sheenagh Pietrobruno, merci d’accorder cet entretien au Culture Media Lab alors que vous êtes à Paris en tant qu’invitée du Dicen-IDF. Pour ceux qui ne connaissent pas votre travail et votre carrière, pourriez-vous vous présenter brièvement ?

Sheenagh Pietrobruno : Je suis originaire de Vancouver. J’ai obtenu mon premier diplôme en littérature, puis j’ai fait un master en littérature comparée à McGill. Depuis, mes recherches ont beaucoup évolué. Dans le cadre de mon doctorat en Communication Studies à McGill, j’ai travaillé sur la Salsa, par le biais d’une étude sociologique du mouvement dans la ville de Montréal. Je me suis penchée sur les questions de marchandisation ainsi que sur la danse elle-même ainsi que sur la manière dont elle est liée à différentes notions d’ethnicité. Après mon doctorat, j’ai fait un postdoc à Goldsmith, à l’université de Londres. J’ai alors travaillé davantage sur la circulation de la danse sur Internet. J’ai ensuite déménagé à Istanbul, où j’ai travaillé pendant cinq ans. C’est là que j’ai découvert mon prochain sujet : la danse derviche féminine. La cérémonie Mevlevi Sema a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2008, mais pas dans sa version où les femmes peuvent danser aux côtés des hommes.

Le média que j’étudie principalement est YouTube. Mon travail a exploré la culture de la danse et YouTube. Récemment, j’ai été associée à un groupe de chercheurs en Suède dans le cadre d’un projet financé par la Fondation Tercentaire de la Banque de Suède (Stiftelsen Riksbankens Jubileumsfond) en coopération avec le Musée d’Histoire de Suède. Cela m’a permis de travailler avec les collections vikings du musée. Mes dernières recherches portent sur la circulation des objets vikings sur YouTube.

EP : Qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour l’exploration de l’intersection entre le patrimoine et les questions numériques ? Pourquoi considérez-vous que cette intersection est importante et mérite d’être explorée ?

SP : C’est arrivée à Istanbul. J’y ai rencontré un artiste, Mercan Dede. Il m’a parlé des derviches tourneurs féminins, mais je ne voyais aucun spectacle auquel je pouvais assister avec des femmes. J’ai interrogé quelques-uns de mes amis à ce sujet, mais ils n’en avaient qu’une vague idée. Je suis alors allée sur YouTube et j’ai découvert de nombreuses vidéos à leur sujet. J’ai commencé à faire des recherches ethnographiques sur la communauté Mevelvi d’Istanbul, l’EMAV. Ce sont elles, ces derviches tourneurs féminins lors de représentations publiques, qui se sont intégrées en 1993 grâce à leur Dede, qui est le terme désignant le chef spirituel. YouTube est devenu pour moi une incroyable source d’informations. Cela m’a montré quelque chose qu’il m’était difficile de voir autrement. J’ai compris par la suite que les vidéos de derviches étaient réparties en différents groupes. Le patrimoine immatériel sauvegardé par l’UNESCO, sous l’autorité du ministère turc de la culture et du tourisme, n’incluait pas l’EMAV et donc les danseuses dans la sélection patrimoniale protégée. C’est ce qui m’a amenée à m’intéresser à la notion de patrimoine immatériel.

Avant cela, mon intérêt se développait déjà lorsque j’ai terminé mon travail sur la salsa (2006) à l’époque où YouTube prenait de l’ampleur. Dans le but de découvrir tous les styles de salsa, j’ai dû beaucoup voyager, à New York ou à Cuba, par exemple. Mais sur YouTube, je pouvais voir et parcourir tous les styles différents. J’ai réalisé à ce moment-là que YouTube était une ressource d’une portée inestimable en ligne, en ce qui concerne la danse.

EP : En examinant des extraits de vos différentes recherches, il semble qu’un thème particulier émerge. Diriez-vous que votre travail se concentre principalement sur les transformations du patrimoine culturel à travers l’étude de sa diffusion par le biais des technologies successives, de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui ?

SP : Je pense que c’est exact. Il y a eu une progression dans le sens où j’étudie toujours l’interrelation entre le patrimoine immatériel – et maintenant les objets de musée – de la salsa à d’autres danses, systématiquement par le biais de YouTube et d’autres sites d’hébergement de vidéos. Au début, mon travail était très optimiste. Il reflétait l’époque et je pense toujours que YouTube peut offrir beaucoup en termes de lutte contre les récits hégémoniques. La tendance actuelle est de reconnaître que les médias sociaux ne peuvent que créer d’horribles dichotomies dans la société par le biais d’algorithmes. Si je considère YouTube de manière positive, c’est avant tout parce qu’il peut contribuer à contrer la manière dominante de considérer les médias sociaux. Tout en reconnaissant ses défauts, je m’accroche à quelque chose de positif dans YouTube et à la manière dont il peut être utilisé pour contrer les récits oppressifs. Ma position est très minoritaire dans mon domaine.

EP : Des stéréoscopes aux femmes derviches sur YouTube, en passant par les artefacts vikings et les contenus vidéo sur la même plateforme, toutes vos études de cas explorent le concept, l’objet ou la fonction de la « miniature ». Pouvez-vous nous dire ce que sont ces miniatures, qui semblent être un trait saillant de votre identité de chercheuse ?

SP : Je suis en effet très intéressée par la miniature en tant que motif incontournable dans la diffusion vidéo et le partage des contenus du patrimoine culturel. C’est un domaine qui n’a pas été théorisé. Maintenant que nous accédons à des contenus venus du monde entier grâce aux téléphones miniatures, les miniatures sont la porte d’entrée de presque tous les contenus.

Dans le cadre d’un projet futur, je souhaite retracer l’essor des objets miniatures à travers l’histoire de la technologie. J’aimerais montrer que la façon dont la miniature est vue a changé au fil du temps. Le stéréoscope est intéressant à cet égard. À la fin du 19e siècle, les spectateurs qui découvraient les images du monde à travers les miniatures pensaient que c’était horrifiant. Il avait la réputation d’imiter « l’œil de Dieu », un blasphème visuel. Aujourd’hui, on ne juge plus la miniature. Je m’interroge sur cette conscience que nous avons tous de cet outil et de cette possibilité dont on ne parle pas. J’étudierai la miniature du stéréoscope, la miniature de la photographie, la miniature de la télévision, et tout ce qui concerne les téléphones portables. En d’autres termes, pour décrire la même réalité, les vignettes, une sorte de miniature en ligne, sont également fascinantes mais négligées, même si elles sont puissantes.

EP : En évoquant la nécessité de voyager pour développer un intérêt pour un vaste sujet et le rôle de la reproduction et de la circulation des images pour faciliter l’accès à la connaissance, vous soulignez une tendance au rétrécissement du monde. De quelle manière les miniatures ont-elles contribué à cette notion de rétrécissement du monde ?

SP : Je poursuis actuellement des recherches sur le scrolling sur YouTube. L’un de mes arguments est le suivant : si vous pouvez consulter la page de résultats d’un moteur de recherche avec les miniatures qui attirent votre attention, alors toutes les connaissances créées par les utilisateurs mondiaux de YouTube vous permettent soudain d’avoir tout à portée de main. Je pense que cela change la façon dont l’information est recherchée, en particulier au sein de la nouvelle génération. De nombreux travaux ont été réalisés sur la façon dont Internet est devenu une structure mondiale, élargissant nos connaissances et nos capacités. Mais ce type de recherche est aujourd’hui rejeté ou ignoré, remplacé par l’idée qu’Internet est un espace négatif et que YouTube et d’autres sites de médias sociaux nous divisent en fonction des identités nationales et d’un grand nombre de catégories d’identité. L’idée que les médias sociaux peuvent rassembler le monde entier n’a plus la cote. Mais je continue de penser que, d’un point de vue technologique et visuel, si vous pouvez faire défiler les pages d’un site de médias sociaux aussi rapidement, cette capacité vous donne une sorte de sphère mondiale en quelques secondes seulement.

EP : Ces deux aspects sont parfaitement liés : le rétrécissement du monde et le rétrécissement du temps. Nous passons de plus en plus de temps à regarder des écrans, à nous divertir et, en même temps, les miniatures élargissent nos connaissances et les simplifient dans un mouvement complexe, intuitivement paradoxal.

SP : C’est un point que j’ai défendu dans mon étude sur les stéréoscopes, ainsi que dans mon travail sur les Vikings. En ligne ou à une époque plus ancienne, les miniatures choisies par les utilisateurs individuels ou par les promoteurs sont un outil pour attirer le spectateur. Les miniatures ont créé une standardisation. Elles sont souvent stéréotypées et sensationnelles. Elles reflètent la façon dont le stéréoscope a travaillé avec les stéréotypes, créant des normes pour les villes (Paris est la Tour Eiffel et Istanbul est HayaSofya). Cela nous conduit à deux perspectives théoriques de la miniature : soit elle ouvre le monde à l’immensité, comme dans les théories de Gaston Bachelard et de Susan Stewart, soit elle le réduit à une version appauvrie de celle-ci. Jean Baudrillard parle de la négativité des médias numériques. Les deux visions coexistent.

La visualisation des vignettes d’une page de résultats d’un moteur de recherche permet d’accéder à une quantité massive d’informations, mais en même temps, en raison de son échelle, YouTube choisira probablement des vignettes vidéo qui fonctionnent mieux visuellement. Il s’agit donc de quelque chose de plus simple, comme le casque viking ou quelque chose de ce genre. Cela permet également de simplifier la vision que l’on a d’une identité.

EP : Est-ce une coïncidence que les stéréoscopes et les miniatures stéréotypées partagent le même préfixe ? La racine grecque « stereo » signifie solidité, ce qui, dans les deux cas, implique une perspective stable et solidifiée en termes de vision et d’organisation des connaissances.

SP : C’est un point de vue intéressant. En effet, je vois qu’il y a un lien entre la standardisation et le processus d’atteinte d’une échelle miniature.

EP : D’une recherche à l’autre, vous êtes passé de la manière dont les femmes sont invisibilisées par les efforts de l’Etat turc, soutenus par l’UNESCO, qui a désigné la danse derviche masculine comme patrimoine immatériel par le biais du ministère turc de la culture et du tourisme, à la manière dont les contenus des utilisateurs défient cette division (personnes contre institutions), puis à la manière dont les musées contrent la vox populi ou peut-être la vox masculini, qui décrit les Vikings comme une culture uniquement viriliste (institutions contre personnes).

SP : De la salsa et des danseuses derviches aux Vikings ! On pourrait dire qu’il y a un tel écart ici ! Je m’intéresse à la manière dont différents musées et institutions peuvent présenter des récits historiques différents. Ce qui est unificateur et intéressant ici, c’est qu’une fois que vous allez sur YouTube, vous êtes soudainement confronté à cette prolifération de récits produits par un éventail d’utilisateurs, qu’il s’agisse d’individus, d’historiens ou parfois d’activistes. J’ai trouvé quelques vidéos de droite sur les Vikings, utilisant principalement le symbole du casque comme vignette.

EP : Croyez-vous qu’il y ait vraiment un si grand écart ? Pourrions-nous plutôt observer un mouvement continu dans la manière dont les images sont perçues et utilisées aujourd’hui ? La première étude semble se concentrer sur la promotion du patrimoine culturel à travers les images. La deuxième étudie la manière dont les publications en ligne de la société civile rivalisent avec un récit culturel nationaliste et international dominant. Dans la troisième étude, le mouvement est inversé puisqu’elle décrit comment les institutions peuvent contrer les mouvements de la société civile et les stéréotypes par le biais de contenus visuels. Il y a donc une progression de la promotion par l’image, à la concurrence des institutions par l’image, et enfin aux tentatives des institutions de contrer les stéréotypes par le contenu visuel. Voyez-vous cette progression dans vos recherches ? Et plus profondément, pensez-vous que votre recherche représente une résistance à la manière dont les images ont été utilisées au cours des 15 dernières années ?

SP : Je pense que votre lecture est lucide et fascinante. J’aime beaucoup la façon dont vous avez créé cette trajectoire. A partir de là, je peux envisager deux possibilités : soit j’étais très optimiste au début et je suis devenu moins optimiste ; soit ma recherche est très liée aux études de cas. Même si je suis un spécialiste de la communication, je travaille beaucoup sur les études de cas elles-mêmes. Ainsi, les études de cas orientent vraiment la façon dont je regarde YouTube. Je n’essaie pas de systématiser. Il s’agit plutôt d’une tentative de créer un dialogue significatif entre l’étude de cas et les médias. Un autre modèle consisterait à voir comment une voix dominante, issue de stéréotypes sociétaux institutionnels ou civils, est contrée par un récit minoritaire, qu’il soit enraciné dans la société civile ou alimenté par des institutions telles qu’un musée promouvant une vision moins violente d’une culture.

EP : Pourriez-vous expliquer votre méthodologie et sa classification ? Considérez-vous votre approche comme de l’ethnographie en ligne ? De l’anthropologie numérique ? D’où vient-elle et comment se positionne-t-elle dans le domaine des études culturelles ?

SP : Cela a toujours été un problème pour mes recherches, car elles ne rentrent dans aucune case. L’un des termes qui convient est celui de digital heritage (patrimoine numérique), qui est plus vague. Les cultural studies en tant que terme semblent être tombées en désuétude. L’académie, semble-t-il, a déplacé l’analyse de la culture au sein des heritage studies. Mon travail approfondi sur le patrimoine est lié à des travaux anthropologiques combinés à l’importance d’examiner comment la sphère numérique influence le contexte. Mais si vous voulez quelque chose de plus spécifique, je dirais qu’il s’agit d’une pratique interdisciplinaire. En d’autres termes : comment le patrimoine est forgé par des récits historiques qui se transforment en histoire publique par leur diffusion sur les pages de résultats des moteurs de recherche des médias sociaux.

EP : Pour faire suite à la question précédente sur la méthodologie, quels outils utilisez-vous pour collecter les vignettes et les classer ?

SP : Avec mon assistante de recherche, Oumaima Sedrati, nous utilisons un outil appelé Quirkos. Il n’est pas parfait et nous sommes encore en train d’établir une meilleure méthodologie. Chaque jour, nous collectons les résultats de la recherche sur les moteurs de recherche à partir de certains mots-clés. Nous enregistrons le classement de chaque vidéo dans une page de résultats de moteur de recherche donnée et effectuons une description sémiotique des vignettes en relation avec les récits vidéo correspondants. Chaque jour, chaque page de résultat de moteur de recherche. C’est très laborieux et cela prend beaucoup de temps. Chaque information – titre de la vidéo, description de la vignette, rang de la vidéo, etc. – est ensuite stockée dans une feuille Excel. Ma méthode est très narrative et à petite échelle, faite à la main. Une future subvention me permettra de collaborer avec un professeur de sciences humaines numériques de l’université Carleton à Ottawa, qui se chargera d’extraire toutes ces informations.

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