Dans ce dense entretien, Irene de Togni, Lucas Fritz et Fabrizio Defilippi, trois des organisateurs de la journée d’étude No(u)s Mèmes reviennent su la notion de mème et ses implications comme objet d’étude.
Élie Petit : Vous avez tenu à faire cet entretien à trois, ce qui en dit déjà sur la forme collaborative et sur l’objet mème, que vous étudierez le 14 octobre prochain, pour la journée d’étude No(u)s mèmes, au CNAM. Pouvez-vous tout d’abord vous présenter ainsi que votre sujet de recherche ?
Irene De Togni : Je débute ma quatrième année de thèse en sciences de l’information de la communication à l’université de Nanterre. Mon sujet porte sur les écritures numériques. J’utilise des méthodes d’analyse dérivées des sciences du langage que l’on peut appliquer sur ce qu’on appelle les écrits d’écran et cela, surtout sur le web participatif. Mon terrain spécifique se situe sur des plateformes de critique culturelle. J’analyse surtout la forme de la liste comme une technologie intellectuelle de rangement, classement, prescription, etc. Et la manière avec laquelle elle se développe et recoupe les rapports entre formes et pouvoir.
Lucas Fritz : Pour ma part, je commence ma troisième année de doctorat en sciences de la communication et en sociologie. Mon sujet actuel porte sur les mouvements contestataires anti-psychiatrique que je développe en étudiant les mouvements sociaux de la neurodiversité — des mouvements portés par des personnes qui s’identifient le plus souvent comme autistes et qui militent pour la reconnaissance de l’autisme comme différence et non comme pathologie. En passant par la sociologie et l’Info-Com, je regarde la façon dont ce concept arrive en France dans les milieux scientifiques et profanes, et la place des réseaux sociaux numériques dans l’articulation de ces discours.
Fabrizio Defilippi : Je travaille entre les sciences de l’information et de la communication et la philosophie. Ma thèse porte sur la question des imaginaires technologiques du futur. Je mène à la fois un travail théorique sur la question des imaginaires, cet ensemble de représentations, affects, intentions qui constitue un horizon de sens pour la société. Plus précisément, je m’intéresse au rôle de la technologie au sein de ces imaginaires. En effet, on retrouve dans les imaginaires collectifs une série d’attentes et aussi des craintes autour des nouvelles technologies et de leur rôle dans la fabrication de la société qui viendra. Empiriquement, j’étudie ces imaginaires dans les discours politiques, notamment dans les discours politiques contemporains sur l’innovation technologique. Je suis le coordinateur de cette journée d’étude intitulée No(u)s mèmes.
EP : D’où vient l’idée de cette journée ?
FD : L’idée de cette journée vient de loin, d’un débat qui s’est créé entre nous autour de cet objet, qu’est le mème. Nous en parlions à titre personnel, individuel, dans les bureaux du laboratoire car nous sommes des consommateurs ou des consommatrices de mèmes. Nous suivions souvent les mêmes pages sur Facebook ou sur Instagram, tant italiennes ou françaises ou anglophones. Il y avait un ensemble d’échanges entre nous, ironique, humoristique. Lentement, il nous est apparu que cela dénotait aussi d’un intérêt un plus théorique, scientifique sur cet objet, sur sa nature mystérieuse. À moitié sérieusement, nous avons parlé d’organiser une journée avec deux autres doctorants de l’Université Paris 8, Gabriele Stera et Adrien Péquignot. Nous avons ensuite commencé à lire des articles, des livres sur les mèmes, à suivre des communications, des conférences en ligne sur le sujet. Nous avons répondu à un appel à projets de l’école de recherche ArTeC, requérant des projets collaboratifs entre doctorants. Comme un mème, cela commençait par un rire et est devenu ensuite un objet de réflexion de plus en plus sérieux.
EP : Cette journée devrait permettre d’y voir plus clair sur ce que sont les mèmes, comment ils sont produits, qui les produits et quels effets ils ont sur leurs consommateurs et leurs créateurs. Que peut-on dire d’ores et déjà sur l’origine des mèmes et la définition que l’on pourrait proposer à propos de ces objets ?
LF : Le mème s’inscrit dans une histoire particulière du numérique, celui du web participatif : l’injonction à la participation des réseaux sociaux, la démocratisation des outils participatifs, des logiciels, des smartphones, etc. Il s’inscrit aussi dans un contexte culturel assez particulier où la notion de réaction devient centrale — où la construction des plateformes nous incite à réagir et à faire réagir — et où l’on assiste à la place grandissante de l’ironie, du sarcasme, de l’humour, dans des actes de communication pourtant très sérieux, comme en politiques par exemple. Cela nous intéressait de voir la façon dont les participations à ces sphères politiques et culturelles en ligne sont aussi véhiculées par des formes d’engagement humoristique, des blagues visuelles, des détournements d’images etc. C’est une modalité de participation particulière. Richard Dawkins définit le mème bien avant Internet — et ce dès 1974. Il le définit comme un élément culturel qui se propage de façon interindividuelle par copie ou par imitation. Il y a donc aussi la question des conditions de propagations de ces blagues, avec cette notion de viralité, de ce qui se reproduit à travers nous sans notre aval. Enfin, cet objet interroge le niveau d’implication individuelle dans les controverses politiques lorsque, à travers les mèmes, c’est notre intimité qui est engagée. Avec cette journée, nous espérons faire émerger un nouvel état du dialogue entre l’intime et le politique à l’ère du numérique.
IDT : Le mème est aussi un élément de l’écriture numérique quotidienne, très trivial et très démocratique.
EP : La pratique collaborative va être au centre de la journée. Les formats répondent à cet impératif auto-imposé. Vous avez aussi décidé de joindre des acteurs de la scène mème. Qui sont ces acteurs et qu’attendez-vous de leur rencontre ?
IDT : Sortir du format classique, amener autre chose en sus des interventions des chercheurs consistait pour nous à organiser une table ronde avec les acteurs, que j’ai rencontrés lors d’une enquête de terrain, auprès de pages francophones. Il y aura aussi des ateliers de création. Cette enquête visait à comprendre, par une dizaine d’entretiens, les acteurs qui se cachent derrière la fabrique des mèmes, leur diffusion. Nous avons focalisé notre regard sur les pages dites Neurchi, ces groupes Facebook qui sont un peu à l’origine des mouvements de création mémétique. Nous voulions interroger l’arrière-cuisine des mèmes, les visages, les profils sociologiques, les parcours.
EP : Quels sont les premiers résultats de cette enquête? Y a-t-il un profil sociologique ou un parcours de vie particulier qui conduit à être producteur de mèmes ? Sommes-nous tous égaux par rapport à la production de mèmes, ou certains, certaines, sont particulièrement amenés à en produire ?
IDT : Pour ce qui est de la tranche d’âge, nous n’avons pas été surpris : nous avons eu très peu de profils au-dessus de 25 ans. Facebook, en tant que dispositif, a été clé pour la dynamique dialogique, incitative, d’échange. Les profils émergent d’une dynamique collective qui s’instaure au sein de ces groupes Facebook. Il y a beaucoup d’étudiants souvent intéressés par le métadiscursif et certains même, comme nous, dans un parcours ou préparcours de thèse. L’enquête n’est pas sociologiquement assez étendue et notre sélection a joué. Nous voulions observer les groupes qui avaient des postures, des réflexions artistiques. En lien avec les thèmes de la journée, nous nous sommes intéressées au mème comme une forme d’expression artistique et réflexive. Il y avait par exemple Neurchi de mème abstrait, neurchi de templates (1) inadaptés. Ils proposaient à partir de leurs titres de réflexion métadiscursive sur les mèmes. Il n’était donc pas étonnant d’y rencontrer des étudiants en histoire de l’art ou certains qui pratiquaient déjà d’autres formes d’expression artistique ou un engagement politique.
EP : Le nom de Neurchi (verlan de chineur) semblerait indiquer qu’ils sont des lieux d’agrégation de mèmes trouvés à droite et à gauche. On constate plutôt qu’ils sont plutôt le lieu d’une incitation à la création dans le thème proposé par le groupe.
IDT : Au début, le principe était vraiment de regrouper. Mais ce que l’on a observé était une véritable dynamique de création collective, comprenant même des postures de réception créatrice, d’évaluation, de participation des publics à la « canonisation » des mèmes ou des mémeurs dans la forme d’un plébiscite dans certains cas. Le contexte collectif et de la collectivité spécifique au dispositif numérique se sont révélés essentiels.
LF : Ça dépend ! Les postures varient entre agrégation, modération, modération-création. Je n’ai pas l’impression qu’on ait trouvé de profils types du modérateur. Tous les membres sont plutôt jeunes et à l’aise avec le numérique. Mais les conditions de diffusion diffèrent. Et pour ce qui est des motivations à créer des mèmes ou à modérer des pages, on remarque divers déclencheurs : une rupture dans un récit de vie (période de rupture, de chômage), un élan suite à une actualité trop peu traitée dans les médias, jusqu’à des choses plus méta comme une réflexion plus générale sur le numérique et son humour.
EP : Qu’entend-on par dialogique ?
IDT : Dialogique signifie que l’on crée pour communiquer quelque chose à quelqu’un, pour le partager. La fabrication du mème résulte d’un processus communicationnel de réseau, collectif. Il serait rare de créer des mèmes pour les garder que pour soi, dans une archive personnelle.
EP : C’est aussi un moyen d’obtenir une appréciation sur son propre humour, surtout quand un groupe devient un concours de mèmes.
IDT : Oui, on retrouve des dynamiques assez semblables à celles d’autres formes artistiques populaires, comme le hip-hop ou le street art : les communautés interviennent activement dans les processus d’affirmation d’un artiste via des formes électives. La dimension publique et de partage communautaire du mème est extrêmement importante, ainsi que le rôle que le mème joue dans la communauté (commentaire, soulagement, discussion, création de partage).
EP : En parlant de création et encore d’un autre format assez innovant, il y aura lors de cette journée un atelier de « création vivante » avec Chiara Bucher que vous avez appelé Living Meme. En quoi cela consistera ?
FD : Cet atelier part d’une réflexion : le mème se base souvent sur les expériences quotidiennes et ils prennent souvent pour template des photos personnelles. Par exemple, en parlant de ma thèse, en parlant de mes moments de difficultés, je réalise, nous réalisons, des mèmes sur nous-mêmes. Nous devenons alors le matériel vivant des mèmes. Ce brouillage de frontière entre réalité, production et consommation de mèmes, nous en faisons l’expérience. Dans cet atelier, partant donc de cette réflexion, nous allons la pousser plus loin encore en faisant de nos corps des mèmes vivants en les extrayant de leur contexte numérique et même de leur dimension matérielle. Nous essayerons de penser le mème autrement, de le performer, dans son aspect répétitif et transformatif, avec Chiara Bucher, qui apportera son expérience du théâtre pour créer des tableaux-vivants, des Living memes éphémères.
LF : Ce qui sera tenté à travers cet atelier c’est de briser le 4ème mur. C’est de casser l’idée que les mèmes vivent simplement sur Internet. Si les mèmes existent, c’est parce que la vie même, dans sa quotidienneté, est devenue memifiable. Nous répétons et performons des rôles, des situations sociales qui deviennent des clichés d’eux-mêmes, ce sont ça les vrais objets des mèmes. Notre intérêt pour ce sujet en tant que doctorants et doctorantes n’est pas un hasard : un certain nombre des situations que nous vivons en tant que doctorants sont à la fois passionnantes et absurdes. Notre jeunesse et les attentes que l’on a de nous en termes d’expertise, de transmissions de savoir, nous dépassent parfois. Parler de mèmes permet aussi de comprendre où nous nous positionnons, de parler d’objets qui sont aussi contemporains et juvéniles que nous. Cela nous permet de réfléchir, à travers eux aux tensions parfois humoristiques du contexte académique dans lesquelles nous les produisons et les réfléchissons… Je le vis comme ça.
FD : Ce n’est pas le cas que pour les chercheurs…
EP : Cette question transpire dans la présentation. L’appel au cynisme, à l’ironie au sarcasme en fait, questionne. L’aspect quotidien, dérisoire, désabusé du mème en même temps que son engagement interpelle. Mais revenons en arrière. Un objet qui nous permettrait une comparaison et identification du mème pourrait être le dessin de presse. On y retrouve le sarcasme, la légèreté, l’interpellation et l’affinité nécessaire du lecteur avec un contexte. Comment les comparer ?
FD : Je pense qu’il y a des points communs, effectivement. Le type d’ironie employé par le dessin de presse et le mème nécessite de répondre à des règles précises par rapport au public. Le mème, lui, peut circuler de manière virale et atteindre des publics très hétérogènes. Souvent néanmoins, les mèmes émergent dans un contexte précis, d’un Neurchi, d’un groupe, d’une page dont les membres connaissent le contexte et le code ironique qui permet de comprendre la production proposée. De noircir le tableau de base. La différence fondamentale, c’est que le dessin de presse a un auteur, une autrice précise, alors que le mème souvent émerge d’une manière anonyme. Dans le groupe, on sait souvent qui a publié le mème mais, suivant son aspect viral, on remarque un déficit de revendication de l’autorat du mème. De plus, par rapport au dessin de presse, le mème doit pouvoir se transformer pour circuler et faire sens.
LF : On pourrait ajouter à cela que le mème serait un dessin de presse qui se moquerait de la presse elle-même, ou des médias. La plupart des images des mèmes, lorsqu’il s’agit d’un détournement d’images, sont tirées des médias. Les mèmes se moquent aussi de la façon dont les médias audiovisuels, et notamment la télévision, dramatisent l’image pour capter l’attention.
FD : Des chercheurs établissent désormais des généalogies des mèmes, en montrant les similitudes avec le dessin de presse ou d’autres formes ironiques et satiriques pré-numérique, par exemple en analysant le rôle historique des images dans la propagande politique. Pour le mème, on est plus proche de la blague à l’oral. Et comme la blague, souvent on ne sait pas d’où elle vient, comment elle a évolué, comment elle a pris des teintes locales, nationales, contextuelles. Pour les mèmes, il s’agit parfois d’une série de « blagues d’initiés », comme le souligne le chercheur Albin Wagener dans son livre Mémologie, des blagues qui demandent parfois la connaissance d’un univers underground de référence.
EP : Le sujet du mème semble aussi proposer autre chose que celui du dessin de presse. On y trouve un aspect réflexif, collectivement réflexif et à la fois, individuel, ce que propose peu le dessin de presse. En quoi parlent-ils de chacun de nous et de ce que nous avons en commun, collectivement ?
IDT : La particularité du support numérique est son aspect démocratique, de « synthèse de l’hétérogène » : il n’y a pas forcément de limite sur ce qu’il est possible de memiser. C’est vraiment ouvert. Cela permet une appropriation et une autoréflexion, une écriture du quotidien.
LF : C’est un peu pervers, un mème, un peu dark je dirais. On l’aime et on le fait circuler un peu pour une raison inconsciente, en réponse à une force cachée. On ne sait jamais pleinement pourquoi on le like et pourquoi on le partage. Bien sûr il nous fait rire mais ce n’est pas tout. Il ne faut pas oublier qu’un mème est un objet conçu pour se dupliquer, et pour circuler entre un maximum d’individus. Il est en cela le résultat d’une technologie de pointe. Je suis d’accord avec la comparaison avec le dessin de presse, le détournement d’images, la satire etc… mais c’est un dessin de presse qui aurait tellement éliminé son référentiel culturel qu’il pourrait se référer à presque à tout le monde. Ce n’est pas pour rien que beaucoup de mèmes s’appuient sur une esthétique « bonshommes-bâtons » ou sur des images de chats. Ce sont les éléments visuels qui sont les plus fréquemment répétés à travers différents contextes culturels et politiques — même les plus contradictoires. En cela les mèmes sont assez pervers.
FD : Qu’est-ce que les mèmes disent de nous ? J’apporterai ici la notion d’imaginaire social. Cette journée fait l’hypothèse que les mèmes sont des véhicules de représentations sociales qui permettent de faire émerger des significations partagées au sein de communautés. À travers les mèmes, nous arrivons à nous voir nous-mêmes, ou à voir des pratiques, des modes de vie dans lesquels nous nous reconnaissons. Ils sont un objet empirique pop idéal pour étudier cet ensemble de représentations éphémères, ils permettent de voir ce qu’autrement on aurait du mal à repérer, parfois pervers ou inavouables dans les modes de vie ou dans la vie quotidienne.
EP : Comment le mème se positionne, entre ce révélateur et véhicule de partage des pensées inavouable, de communion dans l’imaginaire social, tout en conservant un aspect communautaire ? N’est-il pas une forme de private joke, diffusée au sein d’un groupe, à la fois donc incluante et excluante, parlant d’un même élan à un commun qui est aussi revendiqué comme privé par l’affinité contextuelle nécessaire à sa compréhension ?
IDT : Le mème vit, comme les objets du web, dans un certain cadrage. Il y a des dynamiques de standardisation de sa forme toujours en cours, si l’on pense par exemple à l’ampleur des communautés suivant des pages de mèmes aujourd’hui ou à des logiciels générateurs de mèmes disponibles en ligne en accès libre, à des pages à visée encyclopédique de répertoire et de commentaire des cadres mémétiques telles que Know Your Meme. Il existe des cadres, des tonalités de l’humour, des contextes de circulation plus ou moins canonisés aujourd’hui qui permettent d’identifier la forme « mème ». L’imaginaire y est pour autant filtré de manière spécifique et le sens véhiculé est pris dans une ironie ou une abstraction qui est comprise. Le jeu entre private joke et accessibilité se fait plus complexe si l’on suit ces dynamiques de standardisation et de diffusion de la forme comment elles ont évolué récemment.
LF : Je pense que c’est un jeu avant tout. Cela ressemble beaucoup à un haïku. Un haïku est très bon lorsque le message est à la fois très situé et à la fois très universel. La recette d’un bon mème bien viral. Aussi, il faut avoir en tête que l’on ne voit pas tous les mème qui ratent, c’est-à-dire les mèmes qui restent au stade de la communication privée, sur WhatsApp, sur des pages personnelles que personne ne likent etc. Il n’y a pas de réponse à cette question, c’est le mystère des mêmes qui fonctionnent. Ils arrivent à être à la fois situés dans une expérience très personnelle et à la fois de dire quelque chose de très universel.
FD : Pour rebondir sur cette tension entre inclusion et exclusion, il faut revenir à la genèse des mèmes, dans des forums de niche comme 4chan ou Reddit, dans lesquels il y avait et il y a vraiment une volonté de distinction, qui se jouait dans le fait de faire de mèmes qui n’étaient pas forcément accessibles à tout le monde, mais qui permettaient à certaines communautés en ligne de se singulariser et de se reconnaître, pour véhiculer, aussi, certaines significations, certains messages politiques, parfois problématiques (racistes, antisémites, homophobes) dans lesquels les membres s’identifiaient. Dès le début, il y a donc eu cette volonté de parler et inclure tout en excluant le plus grand nombre possible. Depuis le passage de ces plateformes vers d’autres, plus grand public, il y a eu un processus de normalisation du mème avec une standardisation, qui permet parfois à un plus grand nombre de comprendre, de s’approprier les templates, les modes de production. Ce passage a modifié probablement les caractéristiques de cette tension. Subsiste tout de même le différentiel générationnel.
IDT : Les modalités de circulation sur une plateforme fonctionnent à la manière du plébiscite. On like et du coup, ça remonte. C’est un vote. Les plus appréciés sont les plus visibles. Une majorité prend le pas sur une universalité.
LF : Je pensais plutôt aux templates à vrai dire. À la façon dont les templates naissent, c’est quand même quelque chose de fascinant. C’est un jeu de force assez violent comme le dit Irene. Le fait qu’une forme de mème puisse échapper au contrôle d’un groupe politique et devenir ensuite la mascotte d’un groupe politique opposé, dit quelque chose de sa capacité discursive. Le mot pervers me vient à nouveau en tête pour qualifier ce caractère. Les templates sont comme des véhicules de la migration mimétique et sont ensuite les supports des discours politiques les plus opposés.
EP : Le template a en effet un aspect tyrannique en ce sens qu’il possède un certain nombre de caractéristiques qui, malgré sa multiplicité, peuvent être identifiées et permettent à un mème de performer, d’être performant en ligne. Si ces caractéristiques étaient identifiées par une intelligence artificielle, elle pourrait concevoir de très bons templates. Plus loin, pourrait-elle concevoir un texte traversé par le degré de sarcasme, de finesse d’esprit, l’expérience humaine individuelle et collective, dont fait preuve le mème qui perce ? Le mème est-il une résistance à la marche de l’automatisation en ligne ?
IDT : Je dirais que l’on a atteint un tel niveau d’ironie et d’abstraction vers le nonsense que l’on arrive à trouver très très drôle même les mèmes produits par un robot. C’est très lié à la manière dans laquelle la machine produit du sens. La tendance vers l’abstraction est une propriété fondamentale du numérique. Même la modalité de développer de l’ironie et de rajouter des couches (« layers »), d’aller de plus en plus vers la coupure sémantique constitue aussi une manière pour l’humain de rire avec les produits numériques. Je pense qu’un robot pourrait pleinement participer à cette dynamique. Avec le côté contextuel, communautaire, mais aussi un aspect démocratique, un mème de robot peut tout de même être génial, à l’image des mèmes de boomers, qui bien que relevant d’un humour dépassé, sont acceptés. Donc oui pour les robots même si évidemment, la réception reste humaine.
LF : D’ailleurs, le mème ne tourne pas forcément en dérision l’automatisation des machines.
IDT : L’humour est déjà très machinique, il est construit en lien étroit les spécificités discursives du support numérique. Subsiste un type de finesse, oui…
LF : On pourrait dire que le mème, c’est déjà une sorte d’humour humain-machine. Et pour continuer, je dirais que les seules entités qui ne parviennent pas à produire des mèmes sont les institutions. L’utilisation des mèmes dans la communication institutionnelle est toujours maladroite. Pour y arriver, il faudrait que les institutions sortent de leur rôle de produire des images sérieuses, des images qui doivent représenter l’existant en tant que tel… Les robots peuvent faire de l’humour, mais les institutions…
EP : Avant le début de l’entretien, vous parliez de la difficile légitimité du sujet mème, en tant qu’objet d’étude universitaire. Si l’institution a du mal à créer de l’humour, la subversion vient alors de l’intérieur. Quel est l’objectif théorique mais peut-être aussi institutionnel, de cette journée d’étude ?
IDT : C’est une réflexion sur le langage avant tout. Du langage de la recherche, des langages contemporains. Il s’agit d’une réflexion fortement connectée à ArTeC, qui s’intéresse énormément, réfléchit beaucoup à des outils, des nouvelles manières de parler, des recherches et de la réflexion sur les langages.
LF : Nous venons aussi questionner des états de corps et des états mentaux qui sont assez peu explorés à l’université. Au-delà de la question de l’humour, c’est de la distraction dont il peut être question, de la difficulté de concentration, de la difficulté à incarner certains rôles sociaux … les mèmes peuvent aider à comprendre ce contexte biologique et sociotechnique dans lequel nous évoluons.
FD : Nous voudrions porter dans le débat scientifique cet objet, ce phénomène social qui est quand même assez répandu et peu étudié, alors qu’il s’agit d’un phénomène de la quotidienneté. Le mème est à un tournant où des organisations, des institutions tentent de le normaliser, le banaliser, par réappropriation à des fins marketing ou communicationnelles, publicitaires. Nous réfléchirons par exemple au lien entre mème et NFT, à la tentative en cours de privatiser, monétiser, financiariser des objets créatifs, artistiques qui appartiennent à tout le monde. C’est le moment de faire converger ces différentes réflexions. Qu’est-ce qu’un mème ? Quel pouvoir avons-nous avec les mèmes ? Nous voudrions nous demander comment nous pouvons éviter que le potentiel du mème, social, créatif, politique, soit restreint ou attaqué par des acteurs qui ont des intentions qui ne sont pas en ligne avec celles de la culture Internet, qui reste un espace de création et participation original, pour le meilleur et pour le pire.
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Le colloque No(u)s mèmes aura lieu le 14 octobre 2022 au CNAM, Paris, Salle des textiles. L’inscription à la journée et aux ateliers est recommandée.
Contact : nousmemers@gmail.com
Le programme du colloque est consultable sur ce lien.
Notes
1 – Un template, dans le cas des mèmes est une structure visuelle et textuelle récurrente et facilement identifiable – le plus souvent une photographie, un schéma, une illustration ou plus rarement une image accompagnée d’un texte – que les utilisateurs peuvent facilement reprendre à leur compte, modifier et/ou augmenter en fonction du contexte. On peut dire aussi que le template est un moment particulier dans la vie d’un mème ou celui ci devenu tellement populaire et générique qu’il devient un modèle pour créer d’autres mèmes.