Entretien avec Olivier Thuillas

«Le numérique bouleverse mais emprunte à l’existant. Avec notre recherche sur les plateformes culturelles, nous décrivons comment.»

Dans cet entretien que le chercheur Olivier Thuillas a accordé au Culture Media Lab, il revient sur son étude des plateformes culturelles.

Vous travaillez depuis des années sur la socio-économie des plateformes culturelles. Mais pouvez-vous nous dire en quelques mots en quoi elle consiste ?

Il s’agit d’étudier et d’analyser les plateformes culturelles. Nous poursuivons cet ensemble de recherches depuis 2018. Depuis le début du projet, nous avons réussi à décrire deux types de plateformes. Nous avons commencé avec des plateformes alternatives, puis nous sommes penchés sur les grandes plateformes comme Amazon, Netflix ou Spotify. Nous avons publié de nombreux articles (voir fiche du projet de recherche) et préparons un ouvrage dont nous espérons qu’il devienne une référence pour le débat qui entoure le rôle des plateformes au sein du développement des industries culturelles.

Sur quels secteurs plus particulièrement la recherche est-elle centrée ?

Nous traitons toutes les filières des industries culturelles, à savoir le livre, le cinéma, la musique enregistrée, la presse, l’audiovisuel et le jeu vidéo. Nos investigations ont porté d’abord sur le livre, la musique, la vidéo à la demande et la billetterie de spectacle. Nous nous intéressons maintenant aux secteurs émergents comme le podcast ou le livre audio. Avec plusieurs questions : comment les acteurs concourent pour produire des contenus ? Comment se positionnent-ils par rapport à la création ? Avec quel modèle économique en soutien ?

De l’autre côté, on voit que les usagers s’en emparent largement. Alors, nous nous demandons comment ils opèrent leurs acquisitions, via des abonnements, des achats à l’acte ou à travers d’autres modalités d’utilisation.

Où menez-vous cette recherche ?

Nous sommes chercheurs au sein du laboratoire Dicen-IdF et associés au sein du laboratoire d’excellence Industries Culturelles et Création Artistique (Labex ICCA), qui rassemble des laboratoires de recherche en économie, sociologie, audiovisuel, sciences de l’information et de la communication etc. Nous avons remporté deux appels à projets de ce Labex pour nous permettre de mener à bien ces recherches.

En quoi consiste l’analyse ?

Nous tentons d’abord d’obtenir des données issues du marché du podcast ou du livre audio au niveau mondial par exemple. Puis nous effectuons des traitements statistiques, en faisant parfois appel à des compétences extérieures, pour faire parler ces données et permettre leur visualisation sous forme de graphe ou d’analyses. Une autre grande partie du travail va consister en la réalisation d’entretiens avec des producteurs de podcasts, des opérateurs de plateformes, des auteurs… Ces entretiens sont retranscrits et nous les traitons.

La différence avec une recherche débutant, c’est notre connaissance préalable du secteur et de l’ensemble des acteurs culturels. Ces domaines restent parfois émergents et n’ont pas encore pris toute leur place au sein du monde culturel. Je pense par exemple au podcast qui n’existait pas il y a vingt ans, qui consistait en de la télévision de rattrapage, puis de la radio. Et sur ce marché, on voit des produits proposés par de grands acteurs de la télévision, de la radio ou de la presse, avec un modèle économique particulier. Les podcasts natifs attirent bien évidemment notre attention. Ce sont des contenus audio qui n’ont jamais été diffusés à la radio auparavant. Nous analysons la manière dont ils sont créés, sont financés, comment s’y font les choix éditoriaux, leur stratégie. Pour l’instant, les usagers ne les payent pas. Mais on peut imaginer que la monétisation évolue au-delà de la publicité qui les entoure ou le brand content qu’ils peuvent intégrer. Cela répond à une de nos questions : quels sont dans ce secteur les enjeux de financement et de soutien par la puissance publique ?

Vous centrez votre analyse sur les plateformes ?

Oui , nous y revenons toujours. Et nous allons toujours poser les questions d’un point de vue socio-économique. Pourquoi est-ce que l’on crée des podcasts natifs ? Qui les crée ? Comment est financée l’ensemble de cette production ? Quelles vont être les stratégies des acteurs ? Quel va être le modèle économique de ces producteurs de podcasts et quelle surface du produit va pouvoir être monétisée ? Est-ce que ça va être via de la publicité, ou des podcasts faits pour des marques, comme du brand content pour des marques ou des institutions ? En somme, quelles sont les stratégies éditoriales et économiques ? Mais nous portons aussi un questionnement sur les enjeux de soutien de la puissance publique et les attentes du secteur à l’endroit de celle-ci.

Et enfin, bien sûr, la diffusion, la place des plateformes, la manière dont les gens vont accéder à ces podcasts. La première plateforme à laquelle on penserait, c’est celle qui a donné le nom au podcast, Itunes Store avec l’iPod. Apple Podcast réunissait les podcasts. Mais aujourd’hui, d’autres plateformes se positionnent de manière dominante, comme Spotify et Deezer. Nous travaillons autour de leur manière de se placer sur ce marché et analysons leurs différentes propositions. Ils se positionnent de plus en plus sur le podcast et proposent même de les racheter ou passent des contrats d’exclusivité pour qu’ils soient écoutés sur leur plateforme et nulle part ailleurs. Le modèle économique dominant sur les plateformes est maintenant l’abonnement pour un accès illimité. Est-ce que demain le podcast va devenir payant ? Va-t-on s’abonner à des plateformes de podcasts ? Il y a une plateforme que nous étudions, indépendante et française, qui fait cette proposition : Sybel.

Quels sont les principaux enseignements que vous tirez de votre recherche pour l’instant ?

On remarque tout d’abord une très grande diversité de plateformes et de modèles existants. On a des acteurs très variés avec des stratégies très différentes. Et parfois aussi, des indépendants, dans le livre, dans le cinéma, placés dans des niches éditoriales. Ces différences sont parfois peu notées par les utilisateurs aussi, pour eux, les plateformes peuvent beaucoup se ressembler. Mais en réalité les stratégies diffèrent fortement. Par exemple, Amazon Prime, va se positionner sur la production de contenu pour soutenir leur activité première de géant du commerce en ligne. Ici, on va essayer de fidéliser des clients par le contenu et on va essayer de leur vendre des produits sur Amazon ensuite. La production audiovisuelle est un prétexte. Netflix, au contraire, ne propose que du contenu et va avoir une stratégie très internationale. Cette analyse est un des apports importants de notre travail.

Ensuite, nous nous inscrivons dans un courant de pensée qui est la théorie des industries culturelles. Nous sommes avant tout là pour continuer le travail de nos aînés, des chercheurs qui nous ont précédés. Les théoriciens de ce champ ont montré qu’il existait un certain nombre de modèles. À nous de poursuivre le travail de ce champ. Par exemple, ils ont décrit des modèles comme celui de l’achat à l’unité (le livre en librairie), le flux (les émissions de télévision), le compteur (paiement à la minute sur des plateformes de service) comme le club (l’abonnement Canal+) ou la fonction de courtage (Google s’en est fait le spécialiste). Nous montrons comment le modèle de club et la fonction de courtier fusionnent parfois aujourd’hui (avec Netflix par exemple). Le numérique bouleverse mais emprunte à l’existant. Nous décrivons comment.

Dernière question : Comment se fait l’association avec le travail du Culture Media Lab et du laboratoire Dicen-IdF et le lien avec ses thématiques particulières ?

Au Dicen-IdF, on a uniquement des chercheurs en Sciences de l’information et de la communication. Je travaille beaucoup avec Marta Severo sur les plateformes collaboratives. Elle apporte beaucoup de théories sur la manière dont se déroulent les collaborations et j’apporte des éléments de collaboration autour des stratégies socio-économiques. La collaboration est très fructueuse. On a besoin de toutes les approches pour comprendre ces nouvelles plateformes. Par ailleurs, les interactions avec les collègues du Culture Media Lab nous permettront de développer, dans le futur, des analyses empiriques innovantes autour de cet objet d’étude.

Lien

Voir la fiche correspondant à cette entretien : 
Socioéconomie des plateformes culturelles

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