Entretien avec Giorgia Aiello sur sa résidence au Dicen-IdF
Dans cet entretien que la chercheuse Giorgia Aiello, actuellement en résidence auprès du Dicen-Idf a accordé au Culture Media Lab, elle confie ses attentes quant à ce moment de recherche privilégié mais donne aussi des pistes quant à ses futurs travaux.
La résidence que vous entamez cette année à la Dicen-IdF permettra à un public français, en plus de la publication de votre livre, de rencontrer votre travail. Avant de parler de vos travaux et de vos futurs enjeux de recherche, pouvez-vous nous dire quelques mots sur vous ?
J’occupe actuellement un double poste de professeure de culture et de communication à l’université de Leeds (Royaume-Uni) et de professeure associée de sociologie de la culture et de la communication à l’université de Bologne (Italie). Après avoir étudié la communication à l’université de Bologne dans le cadre du programme fondé par Umberto Eco, j’ai déménagé aux États-Unis pour poursuivre mon doctorat dans ce domaine. L’université de Washington à Seattle, où j’avais passé un an auparavant en tant qu’étudiante en échange, m’a accordé une bourse de doctorat. J’adorais Seattle et la côte ouest, et la possibilité d’y faire mon doctorat a changé ma vie. J’ai eu la chance d’avoir d’excellents mentors pour la recherche et l’enseignement tout au long de ma thèse, et à l’époque, l’environnement universitaire américain était très dynamique et ouvert. Après avoir terminé mon doctorat, j’ai travaillé comme professeure assistante à l’université d’État du Colorado pendant trois semestres, au pied des Rocky Mountains, et au début de 2010, j’ai déménagé à Leeds, où en 2020 j’ai été promue professeure titulaire à la School of Media and Communication. Aujourd’hui, je vis à Bologne avec mon mari Chris, qui est également un spécialiste des médias et de la communication, et notre petite fille Irma. Après avoir passé près de 20 ans aux États-Unis et au Royaume-Uni, il est très étrange mais aussi très intéressant de vivre et de travailler à nouveau dans ma ville natale.
Dans quel contexte de recherche, à quel moment de l’histoire de l’analyse des images se situe votre livre Communication, espace, image ?
Mon travail est ancré dans la sémiotique sociale, en particulier dans les travaux de Theo van Leeuwen, l’un des cofondateurs de ce domaine. Une approche sémiotique sociale de la communication visuelle implique à la fois une analyse détaillée des qualités formelles et esthétiques des textes visuels et multimodaux (dans mon cas les images, mais aussi les marques, les visualisations de données, les surfaces matérielles et l’environnement urbain construit) et une recherche empirique sur les contextes dans lesquels ces textes sont produits, circulés, reçus, utilisés et recontextualisés. Il s’agit d’une approche méthodologique assez exigeante, car selon les questions de recherche, elle peut impliquer une combinaison de méthodes telles que l’ethnographie, les entretiens ou les groupes de discussion, l’observation, les méthodes numériques, ou la recherche historique et archivistique, en association avec une analyse sémiotique plus appropriée. Du point de vue de la sémiotique sociale, les textes doivent être liés aux contextes, la production sémiotique à l’action sociale, et le sens à la puissance, au pouvoir. Communication, Espace, Image reflète le large éventail de sujets et d’instruments méthodologiques qui caractérisent cette approche transversale. Les quatre essais inclus dans le livre développent des concepts tels que la texturisation, le typage, la juxtaposition et la généricité pour comprendre la relation entre la communication visuelle, la différence et la diversité, et l’esthétique du capitalisme global (ou globalisme). Les documents inclus dans le livre couvrent environ 10 ans de mes recherches dans ce domaine, avec des sujets allant de la stratégie de marque et des images de stock à la photographie documentaire ou couvrent encore les politiques de régénération urbaine. Pour moi, ce sujet était et reste très pertinent, car l’esthétique dite « globale » du capitalisme contemporain est souvent assimilée à quelque chose comme la « McDonaldisation » ou l’homogénéisation, mais elle est en fait souvent basée sur une mobilisation active, voire une exploitation, d’aspects clés de la différence et de la diversité, comme l’authenticité et la localité, le genre et la sexualité, la race et la nationalité, etc.
Pour la première fois, votre travail est traduit en français. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Cette traduction française de mon travail représente beaucoup pour moi, car elle me permet d’entrer en contact avec un public universitaire entièrement nouveau, au carrefour de la sociologie et de la sémiotique, ce qui m’amènera certainement à réfléchir à mon travail de manière inédite. J’ai vraiment hâte d’entendre ce que les universitaires qui liront ce travail en français en pensent, car je crois que le commentaire et même la critique des pairs sont essentiels pour faire avancer un travail de recherche. Je trouve également que la manière dont mon travail a été encadré par Marta Severo et Maria Giulia Dondero dans respectivement leur préface et leur postface, est vraiment stimulante. Marta et Maria Giulia ont toutes deux fait un travail remarquable en portant un regard neuf sur mes recherches, et je tiens à les remercier d’avoir abordé mes idées d’une manière aussi réfléchie et vraiment intelligente.
Qu’attendez-vous de votre résidence auprès du laboratoire Dicen-IdF ?
Je me réjouis de pouvoir travailler avec Marta Severo et de rencontrer de nouveaux collègues. Mes attentes ne sont pas spécifiques, si ce n’est qu’il s’agit d’une occasion d’établir de nouveaux contacts et d’être exposée à des idées, des méthodes et des résultats nouveaux pour moi. Marta et moi allons nous rencontrer régulièrement pour nous impliquer dans le travail de l’autre, et je vais également apprendre à connaître les autres membres du laboratoire de recherche grâce à des réunions informelles et à deux conférences que je donnerai pendant ma résidence.
Y a-t-il des sujets particuliers sur lesquels vous souhaitez vous centrer pendant cette résidence ?
Marta et moi explorons des pistes de collaboration en relation avec mes recherches actuelles sur le rôle des images génériques dans la culture collective. Depuis plusieurs années, je mène des recherches sur la photographie de stock, c’est-à-dire sur les images pré-produites et standardisées qui circulent de plus en plus dans les médias numériques et qui sont généralement considérées comme insignifiantes ou cliché. La plupart des débats universitaires et publics sur le rôle des images dans la culture et la société se sont éminemment concentrés sur les photographies « saisissantes » et « iconiques ». Dans mes recherches, au contraire, je prends au sérieux l’abondance de la photographie de stock dans la vie quotidienne, en soutenant que les images génériques sont devenues l’épine dorsale visuelle de notre imagination culturelle et sociale. Au Dicen-IdF, je me concentrerai sur le développement de concepts permettant d’étudier le rôle des images génériques, comme les photographies de stock, par rapport à des questions importantes concernant la culture des médias numériques, telles que la désinformation, la mémorialisation et la patrimonialisation.
Dans la préface du livre Communication, espace, image, Marta Severo décrit votre lecture des images comme étant engagée ? Que peut-on dire de vos engagements, à travers vos recherches ?
Je suis avant tout engagée à ne jamais prendre pour acquis ce que je vois autour de moi, et, de fait, je pense que mon « engagement » réside spécifiquement dans une tentative de traquer et de retracer systématiquement les implications sociales et politiques des formes contemporaines de communication visuelle qui pourraient à première vue paraître inoffensives, triviales ou purement et simplement insignifiantes, mais qui font partie intégrante de notre vie quotidienne. Stuart Hall a défini l’idéologie comme « le pouvoir de signifier les événements d’une manière particulière ». Cette affirmation correspond tout à fait à la façon dont je pose mes questions, qu’il s’agisse de savoir comment une marque mondiale comme Starbucks peut utiliser la communication visuelle et matérielle pour s’intégrer à notre vie quotidienne au service du profit capitaliste ou comment une agence de photographie leader dans le monde comme Magnum Photos peut utiliser le style visuel pour préserver son statut sur un marché de l’image de plus en plus commercial et saturé. Personnellement, je considère mon approche sémiotique sociale comme une continuation et une extension du travail de Stuart Hall sur l’idéologie et la représentation et du projet initial, bien qu’inachevé, de Roland Barthes dans Mythologies. Barthes a souligné l’importance de la nécessité de créer » une méthode appropriée d’analyse détaillée » afin de révéler et, en fin de compte, de saper les significations qui, au fil du temps, ont été naturalisées par le pouvoir, mais qui contribuent en fait à reproduire le statu quo. Si la définition du pouvoir donnée par Barthes était spécifique à son époque et à son contexte intellectuel (pour lui, l’ »ennemi essentiel » était la bourgeoisie), la sémiotique sociale peut néanmoins être considérée comme un moyen de réaliser le sémioclasme de Barthes, c’est-à-dire une tentative de rupture avec les significations établies, suivie d’une redéfinition des pratiques dominantes de production de sens. Ce que je trouve vraiment important dans la sémiotique sociale en tant que projet intellectuel et politique, c’est qu’elle ne s’arrête pas à la critique, mais qu’elle considère le travail de redéfinition des règles de la représentation et de la construction du sens de manière plus générale, conjointement avec la découverte ou le développement de nouvelles manières de créer et de communiquer le sens, comme élément central de la recherche académique.
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Giorgia Aiello est en ce moment en résidence au sein du Dicen-IdF. Elle a donné une conférence de présentation de son livre et de ses recherches le 19 mai 2022 au Pixel. En voici la captation :
Une seconde rencontre a été organisée, le 25 mai 2022 au Campus Condorcet pour une discussion avec la chercheuse Wendy Chun. Il est possible d’en écouter l’enregistrement sur ce lien.